Dans le dernier épisode de ce récit de la croisade de saint Louis au pays des fées, nous avons laissé ce bon roi de France alors que son frère Robert avait disparu après avoir été soigné par une nymphe ambiguë voire suspecte, et qu'Ostön l'elfe-guide avait pris soin d'expliquer les mystères du mal auquel cette nymphe exposait.
On craignait donc que Silasán n'eût enlevé Robert d'Artois pour quelque méfait, et Ostön déclara qu'il fallait commencer à chercher dans les jardins qu'elle se plaisait d'ordinaire à fréquenter. Car elle entretenait un lien intime avec les fleurs voluptueuses des jardins luxurieux – passait même pour leur jardinière privilégiée.
Elle s'y prenait toutefois d'une singulière manière, caressant les feuilles et leur parlant, chantant des chants étranges qui résonnaient entre leurs branches, et apportant une lumière qu'elle tenait entre ses mains comme une boule, et qu'elle plaçait à l'intérieur des fourrés fleuris pour leur donner la vie.
On disait que c'était la clarté des étoiles elles-mêmes qu'elle avait le pouvoir de capter ainsi, et de confier aux plantes; et qu'elle était comme une déesse – telle que celle que les anciens Latins appelaient Flore.
Parfois en vision les mortels la voyaient passer entre les fleurs brillantes (notamment le soir, juste derrière la colline) – et ils la prenaient pour cette déesse antique, bien qu'elle ne fût qu'une fée à la main heureuse, et aux doigts bénis.
Or, ayant entendu toutes ces choses, Louis neuvième décida de se rendre sans tarder dans le jardin d'Ëtön que Silasán privilégiait, réputé en effet le plus beau de tous. Ostön s'offrit alors à le guider, et le roi de France, le remerciant, le suivit – et lui faisaient cortège Alphonse de Poitiers et Imbert de Beaujeu, entre tous fidèles compagnons.
On marcha d'un pas rapide dans les couloirs du château du Roi, mais soudain un pas derrière eux et un appel les firent se retourner. C'était Solcum, qui courait sans effort à leur suite, semblant glisser sur l'air ou faire des sauts longs à chaque pas, comme s'il pouvait sans peine se soutenir au-dessus du sol. Et tel était le cas, il avait ce pouvoir, car il était de la race des génies.
Il ne pesait pas aussi lourd que les hommes mortels, et les vapeurs épaisses du dessus du sol pouvaient le porter, s'il le désirait; s'il se dépêchait, ses pieds touchaient moins franchement le sol que s'il marchait d'un pas ordinaire, et accordé à celui des mortels ses amis. Or il les avait appelés d'un air joyeux, car il avait décidé de se joindre à eux.
Pendant le Conseil des Sages, il les avait vus converser dans le couloir, juste devant la porte de la salle. Il n'avait pu ouïr, de son oreille pourtant fine, l'ensemble de leur conversation, mais quelques bribes lui en étaient parvenues, et il avait deviné le reste. Ayant dit un mot à l'oreille d'Ëtön pour le prévenir de son départ et lui demander son congé, et l'ayant reçu d'un signe imperceptible (de simples paupières brièvement baissées), il s'était levé sans bruit, n'hésitant pas à perturber le discours long d'Ostöcil – qui, reprenant un à un les différents points soulevés précédemment par Istil, s'employait fastidieusement à en détruire tous les arguments. Et, quoique sur le fond Solcum fût plutôt d'accord avec lui, sa voie lui paraissait si ennuyeuse, si insolente et si stérile qu'il n'était pas loin de laisser toute son amitié à Istil et à prendre son parti, exprès pour ne pas avoir à se rapprocher du vaniteux Ostöcil. Car tels sont les hommes, qu'ils n'aiment pas tant ce qui est vrai, que ce qui est bien dit!
Ostöcil l'avait regardé d'un coup d'œil bref, et avait à peine hésité dans son discours, car sa prodigieuse mémoire et sa grande prévoyance déroulaient tous les sucs distillés par Istil sans discontinuer, avec la rigueur et la régularité d'un rouleau marin, livrant les idées convaincantes qu'il avait préparées à l'avance – qu'il avait en fait forgées en écoutant les paroles d'Istil, aiguisé qu'était son esprit, et rompu à ce genre de discussions ardentes.
Solcum était somme toute heureux de s'en aller et de n'avoir pas à approuver publiquement ces paroles d'Ostöcil – comme c'était son devoir, puisqu'il était sage et prudent. Il n'avait pas pour cet homme d'amitié profonde, les dieux savaient pourquoi. Le destin les avait opposés, bien qu'ils fussent dans le même camp, et le mystère en est trop grand et diffus pour qu'on puisse l'éclaircir ici.
Or donc, Solcum rejoignit Louis et ses amis et, après avoir vérifié auprès d'eux qu'il avait bien saisi de quoi il s'agissait, il s'offrit à son tour à les accompagner, pour plus de sûreté. Il rougit, néanmoins, quand il reconnut avoir lui-même choisi Silasán pour prendre soin de Robert d'Artois, persuadé qu'il était qu'elle était guérie de son ancien mal.
Il continuait à le croire, et ne pensait pas qu'elle pût avoir fait du mal à Robert. Il regardait sa disparition comme sans gravité, et s'attendait à ce qu'on le retrouve sain et sauf. Une explication serait donnée, à coup sûr, qui satisferait tout le monde. Mais il n'en voulait pas moins en avoir le cœur net, en accompagnant lui-même ses amis, et s'assurer bien sûr que rien de grave n'était arrivé, voire assumer les conséquences de ses actes s'il s'était fourvoyé en effectuant son choix. Il ferait (il fallait qu'on le sache) tout ce qui lui serait possible pour renedre Robert à son royal frère – en vie et en bonne santé. Il y mettait en jeu son honneur, et se plaçait à cet égard sous le regard des dieux.
Et Louis acquiesça, heureux de ce serment et de cet engagement, malgré leur air venu de l'ancienne loi, et tous partirent vers le jardin préféré de Silasán.
Il était situé au nord du château, et on l'appelait Dothnïm, ce qui revient à peu près à dire Bois des Songes. Car soit qu'on s'y crût en songe, quand on le parcourait, soit qu'il était sorti du songe d'un dieu, quand il était apparu, soit qu'on ne pût effectivement que le parcourir en songe, depuis la Terre périssable, il était bien beau comme un songe, et l'âme qui n'y prenait garde se croyait vite, en ce lieu béni, dans un tunnel de couleurs où plus rien ne pouvait se distinguer, et où les plantes et les pierres se fondaient dans un rêve de lumière, et où elle perdait la raison et le sentiment de soi – ravie qu'elle était en extase par la beauté sans nom de Dothnïm la Grande!
Mais il est temps, chers lecteurs, de laisser là cet épisode, pour renvoyer au prochain, quant au sort incertain du brave Robert d'Artois, frère du Roi, et de ce qu'a pu lui faire la nymphe périlleuse Silasán.