Dans le dernier épisode de cet incroyable récit de la croisade que saint Louis fit au pays des fées, nous avons laissé ce noble roi et ses cinq compagnons alors qu'ils étaient amenés vers le seigneur maudit d'un empire maléfique, dans la grand-salle de son immense palais. Puissent les âmes sensibles s'abstenir de lire la suite! Car elle est par trop épouvantable et dure.
Venant plus près, ils purent voir que les mailles brillantes dont était revêtu Ornicalc étaient serties d'étranges pierres précieuses, lumineuses aussi et diversement teintées. Elles dessinaient sur son buste de singulières figures, comme des lettres d'une écriture inconnue, et dont saint Louis pensa qu'elles pouvaient être des signes magiques.
La lumière qui rayonnait du visage du monstre s'atténua, comme si, en y habituant ses yeux, Louis hissait peu à peu sa conscience jusqu'à y distinguer des traits. Car il vit, soudain, comme des brumes de feu s'effaçant devant un soleil sombre, l'œil d'Ornicalc, pareil à un puits! Il s'y sentit engouffré, et voici! il y aperçut des formes épouvantables. Il appréhenda pleinement la malignité illimitée du démon-roi. L'habitaient des êtres indicibles, dont Louis fut terrifié!
Il reçut comme un coup à l'estomac, bien que personne ne l'eût touché. Il comprit qu'Ornicalc n'était qu'un masque pour des entités immondes, défiant la raison par leur horreur, propres à rendre fous tous les hommes qui les verraient directement! Il fut plié en deux, par la peur qui le saisit. Un voile noir s'abattit sur son front, et une épaisse fumée sembla monter de son ventre, obscurcissant son cerveau - aussi curieux que cela paraisse. Sa souffrance fut soudain terrible.
Comme au sein d'un brouillard épais, il distingua, à sa droite et à sa gauche, ses compagnons plus touchés encore que lui, soit agenouillés, soit tombés à terre pris de spasmes, haletant et gémissant par jets, soit prosternés et tremblants; seul don Soculm, toujours inconscient, marchant comme un automate sous la conduite des mauvais chevaliers, ne réagissait pas.
Même Ëtalacün avait baissé le regard, pour ne pas croiser celui du monstre. Saint Louis pouvait à peine bouger, comme transfixé par une flèche noire sortie de l'œil démoniaque - et il le tentait, il s'efforçait de se redresser, mais ses membres ne lui obéissaient pas, et, au contraire, il sentait ses genoux sous lui défaillir, et que le gauche s'était posé à terre, et qu'il avait placé sa main droite au sol, pour ne pas tomber, tandis que la gauche s'était mise à son ventre, comme pour le réchauffer et en chasser le froid mordant qui soudain y était entré. Car un frisson le parcourait, vague serpent qui ondulait dans ses membres - et dont il eut soudain l'impression de distinguer, devant lui, comme en une vision, les narquois yeux jaunes, cruels et moqueurs!
Un seul de ses compagnons était encore agenouillé, comme lui, n'étant point tombé à terre: c'était le courageux Thibaut de Bar, son noble cousin. Mais il faisait entendre un curieux gémissement, qui sortait de sa bouche en même temps qu'il respirait, ou, pour mieux dire, qui remplaçait le souffle qu'il devait exhaler: car, à proprement parler, il ne respirait plus. L'épouvante l'étouffait, et il allait vers sa mort. Charles d'Anjou, Alphonse de Poitiers et Imbert de Beaujeu, de leur côté, étaient étendus au sol, soit à plat ventre, soit sur le côté, et s'y roulaient. La vue en était affreuse, et, à elle seule, eût brisé le cœur d'un homme ordinaire, car c'était l'effet de la terreur qui avait pris corps en eux, et les avait abattus, les avait comme anéantis!
Le plus horrible alors advint, et la douleur de Louis en fut cent fois renforcée. Car voici! Charles d'Anjou, lui pourtant si courageux d'habitude - lui qui avait montré tant de vaillance, dans la guerre en Afrique, ne supportait plus l'épouvante qui s'était emparée de lui et, se débattant, il n'eut que la force de sortir son épée, et, sous les yeux horrifiés de son frère le roi Louis, il parvint à se redresser en s'appuyant sur la lame; mais, au lieu de se lever et, peut-être, de s'en prendre à l'objet de sa terreur, il plaça, ô dieux! la poignée de l'épée sur le sol devant lui, appliqua la pointe à son sein, et, tout en versant un torrent de larmes et en tirant la langue comme s'il étouffait, il se jeta dessus - et la lame ressortit de l'autre côté, et du sang coula sur sa cuirasse dorée, et il s'écroula, mort.
Un vide affreux se fit dans la poitrine de Louis, mais, étrangement, cette douleur le détourna de sa propre épouvante, car il la comprenait mieux, et elle lui était plus familière, elle était accompagnée d'une pitié qui, luisant à travers l'obscurité, l'allégeait. Louis eut la vague idée que son frère, ainsi, s'était sacrifié, et que son âme avait, en s'arrachant à son corps, fait surgir un ange, lui avait créé une voie pour qu'il se libérât de l'emprise du monstre abject.
Or, à sa gauche, il sentit remuer, comme de lui-même, le noble Solcum et, de lui, voici! un souffle tiède parut venir jusqu'à son nez, et entrer dans ses poumons. Un parfum doux l'irriguait, et Louis reconnut celui que dégageait don Solcum, quand il s'animait, et qui, quoique naturel, était curieusement fleuri - comme s'il portait avec lui un pré printanier. Depuis qu'il avait été blessé, cette odeur ne lui était pas venue au nez, et Solcum avait semblé avoir perdu, avec elle, sa vie propre; mais à présent, il la retrouvait, apparemment.
De même, les cheveux de l'elfe, si ternis depuis qu'il avait été empoisonné par le monstre du défilé, parurent retrouver un mystérieux éclat, et des étoiles réapparaître dans leur blondeur enchevêtrée. Pourtant, Solcum ne faisait rien, n'agissait pas, il restait globalement immobile, et seule sa poitrine semblait s'être éveillée, comme si son cœur, jusque-là arrêté - ou si ralenti qu'il avait paru l'être - s'était remis à battre.
Louis raidit sa jambe gauche, et, tout en restant plié en deux, se remit debout, regardant par dessous Ornicalc; un murmure d'étonnement retentit dans l'assemblée. On s'émerveilla de la force du mortel, qu'on pensait devoir mourir de la simple vue du démon-roi! Voici qu'il se remettait debout, mû d'on ne sait quelle force inconnue! Quel était ce prodige? Quel dieu lui venait en aide, dans son horrible, son terrifiant malheur?
C'est ce que le lecteur ne connaîtra que la prochaine fois, cet épisode ayant atteint sa longueur maximale.