Dans le dernier épisode de cette geste insigne, nous avons laissé le roi saint Louis alors qu'il venait d'être amené, les mains liées, devant une porte effrayante qui commençait à s'ouvrir.
De l'autre côté était une grande salle, avec des piliers. Le plafond en était si élevé qu'à peine saint Louis le voyait; il était perdu, à ses yeux, dans un nimbe lumineux créés par de gros cristaux sertis dans de larges piliers qui montaient vers ce nimbe avant d'y disparaître à leur tour. S'il n'avait pas vu, depuis l'extérieur, le toit de la forteresse (à des hauteurs certes vertigineuses) s'arrêter sous la voûté étoilée, et y faire, parce qu'il s'élançait en pointe, comme une plaie, le roi de France eût pu croire que les colonnes soutenaient la voûte même du ciel, et que la salle était à l'air libre. D'ailleurs, sur la gauche, assez loin, une arche s'ouvrait sur ce qui semblait être un jardin, aussi curieux que cela paraisse, surtout au vu de la terre dévastée qui s'étendait dehors, comme si la vie avait été arrachée du sol pour être placée dans la tour, et comme si le prince de ce lieu avait décidé, comme à Babylone, de créer une nouvelle terre en hauteur, par la force des bras et les mesures de l'intelligence.
Une foule de guerriers étincelants occupait la salle et, quand Louis entra, se sentant tout petit face à l'énormité du lieu, ils se tournèrent, se placèrent, lentement, en rangs serrés, comme obéissant à un ordre, tirèrent leurs épées, la mirent devant leur visage, et laissèrent, devant la porte d'entrée, une allée menant à un endroit paraissant assez lointain, mais situé toujours dans cette salle. Louis n'eût jamais cru possible que la tour dans laquelle il était fût si large que tant de distance pût exister entre ses deux extrémités, et il se demanda par quelle magie il semblait que toute une cité eût été mise en son sommet.
Peu à peu, devant lui, les files de guerriers se rangeaient, et le chemin se créait. Louis vit que le sol était serti de trois lignes de pierres précieuses - bleues, violettes, jaunes -, menant aux marches d'un dais sur lequel se tenait un trône. Et sur ce trône était assis un géant, lui aussi en armure, dont la tête se perdait, comme les colonnes, dans le nimbe de lumière - et Louis sut qu'il était devant Ornicalc, et, sans qu'il sût pourquoi, il sentit ses membres involontairement trembler.
Etalacün le tira vers ce dais et ce trône, et ils s'avancèrent, les chevaliers francs et leurs gardes, entre les deux rangs d'hommes armés. Derrière eux, Louis distinguait des femmes, également armées, qu'il distinguait à la forme arrondie de leurs hanches et de leurs poitrines, puis, encore derrière, des hommes et des femmes qui n'étaient point armés, mais avaient un air orgueilleux et fier, et portaient de longues robes comme des mages. Enfin, tout à l'arrière, près du mur, sous des fenêtres cristallines laissant voir les étoiles et (à droite) la Lune, et qui étaient teintées comme si elles étaient des pierres précieuses énormes découpées en lamelles, Louis distingua des formes sombres, aux contours difficiles à définir, mais remuant de temps en temps, et disposant d'yeux rougeoyants; et des saillies ténébreuses se voyaient à leurs épaules, comme si des voiles noires étaient tendues dans l'air au-dessus d'eux. Il devina d'horribles monstres, malgré la distance due à l'immensité de la salle, et les noirceurs de ces êtres aussi se perdaient dans la clarté qui les surplombait. Une menace sourde s'élevait d'eux, et de tous les gens présents; mais curieusement, plus ils étaient éloignés, plus ils semblaient dangereux, haineux, menaçants, prêts à bondir et à déchirer les chevaliers francs en passant par dessus les files de guerriers et de mages apparemment anodins et bénins.
Pourtant, Louis, dans le regard des hommes et des femmes armés, ne voyait que froideur glacée, mépris profond, et ce regard de diamant ne respirait d'aucun amour: ils étaient à cet égard tous comme Etalacün, tout comme s'ils avaient eu l'âme vidée par leur chef, été transformés en machines vivantes, et leur éclat extérieur en devenait illusoire, et démoniaque. Louis comprit qu'il s'agissait d'êtres encore bons récemment, et qui, envoûtés par le fantôme de la gloire, cherchaient à asservir les hommes, de telle sorte qu'eux-mêmes se laissaient asservir par un autre, qui leur était un modèle éblouissant, et que leur esprit propre en était écrasé, qu'il en avait expulsé comme le jus d'un citron qu'on presse, et qu'il n'y avait plus, en eux, qu'une âme éblouie par les beautés du démon Ornicalc.
Ils cherchaient, désormais, à absorber les autres en eux-mêmes, afin d'acquérir l'illusion de la puissance. Mais, ce faisant, ils n'étaient que les outils de leur prince, seul homme à les diriger tous, et à conserver son esprit propre.
Et encore était-il en lui, peut-être, d'autres mystères, qui faisaient fuir aussi, de cette âme, l'esprit qui lui avait été donné à l'aube des temps. Dieu seul le sait. Louis était même trop loin pour distinguer ses yeux: il ne savait pas, après tout, s'il ne s'agissait pas d'une simple statue.
Il fut néanmoins démenti, quand il le vit bouger légèrement un pied, et une main, pour on ne sait quelle raison: ce géant était animé.
Le roi de France s'approchait toujours davantage, et bientôt, il put mesurer sa taille, car le contour de son crâne, faisant ombre vague dans la clarté descendant d'en haut, lui apparut. Et voici qu'il mesurait bien sept coudées, au bas mot, et que son regard brillait comme deux soleils en haut de sa personne, assombrissant les clartés des cristaux sur les piliers immenses, et représentant juste derrière l'ombre de sa tête hideuse.
Or, elle n'avait rien de rond, comme c'est le cas chez les hommes, mais elle était informe, et ressemblait à ce que serait la tête d'un arbre si, arraché à son sol, il se mettait à marcher sur ses branches, renversé. Et les racines, éparses et arbitraires dans leurs sens, longues ou courtes, lui servaient de cheveux, bougeant mollement comme si elles fussent faites de peau, et faisant entendre un vague sifflement, comme si elles fussent aussi des serpents. La vision en était effrayante, et le tremblement qui s'était emparé des membres de Louis et de ses compagnons, lorsqu'ils étaient entrés dans la salle, ne fit que s'accentuer, s'éveillant même alors qu'ils commençaient à se sentir plus calmes, rassurés par la monotonie de leur marche lente le long des files de guerriers étincelants, et que leur pas devenait plus ferme, sous leurs genoux mâles. À présent, ils le sentaient défaillir, comme ils l'avaient senti à leur entrée, mais plus fortement encore.
Mais il est temps, ô lecteur, de laisser là cet épisode fascinant, pour laisser, au suivant, le récit de la triste mort de Charles d'Anjou, frère du roi saint Louis de France.