Dans le dernier épisode de cette chevaleresque geste, nous avons laissé saint Louis alors qu'il venait d'être attaqué par des chevaliers qui portaient les armes d'Ëtön, son allié.
Louis s'écria alors: Mais que faites-vous, ô chevaliers? N'êtes-vous pas de la race de Solcum? Car vous portez les armes des chevaliers d'Ëtön. Or, voyez, nous avons son neveu, le vaillant Solcum, avec nous, il est blessé et comme endormi, et il n'a point besoin de votre assaut, mais de votre aide et de vos soins. Ou pensez-vous qu'il est notre ennemi, et que nous l'avons fait prisonnier?
Le chevalier inconnu répondit: Non pas. Mais nous ne pouvons plus servir un roi qui a fait appel à des mortels et a déshonoré son vaillant neveu en faisant de lui leur guide sous prétexte de l'aider à conserver son royaume. En vérité, si celui-ci, pour être défendu, a besoin de votre immonde race, mérite-t-il de l'être? Nous avons fait le choix de devenir les chevaliers d'Ornicalc, qui n'est pas l'affreux tyran que certains ont peint, et qui est de noble race; et d'autres l'ont fait, qui ne sont point ici.
Or, la compagnie qui a fait ce choix, et combat à présent Ëtön et ses chevaliers, nous a envoyés vers vous, pour en finir avec vous et mettre un terme au faux espoir que vous représentez pour Ëtön - et, par là, le sauver de lui-même, et conserver Lënipeln pur de votre sang souillé par la Terre périssable. Je suis heureux que Solcum ne soit pas en état de voir ce qui va se produire. Il ne peut qu'être fidèle à son oncle, cachant ses sentiments sous des mots de loyauté. Il nous aurait attaqués, et nous aurions dû le combattre. Or, nous l'estimons toujours. Nous espérons le gagner à notre cause et le placer sur le trône d'Ëtön.
- Jamais! répondit Imbert de Beaujeu. Non, jamais ce noble chevalier ne trahira le roi son oncle, ni ne suivra dans leur folie des traîtres tels que vous, infâmes brigands qui voilez votre orgueil sous de belles paroles.
- Tu n'es, répondit le chevalier qui avait parlé, qu'un fou, Imbert de Beaujeu, un naïf et un sot, comme le sont tous les mortels; aux secrets de Lënipeln, tu ne comprends rien, et nul ne doit croire qu'il soit séant d'essayer de rien t'expliquer. Ce qu'il est séant de faire, avec des gens de ta race, je vais te le montrer.
Et ayant dit ces mots, il saisit un javelot qui était à sa selle, et l'envoya, trait d'argent vif, vers Imbert. Il transperça son écu, et traversa son épaule. Il poussa un cri. Louis, en colère, éperonna son cheval et le lança contre le chevalier mauvais. Mais, sur sa droite, un autre vint l'attaquer de sa lance, et il eût été transpercé, si Charles d'Anjou ne l'eût arrêté en l'assaillant sur sa gauche. Il lui assena un coup d'épée puissant, et l'écu du chevalier-fée fut tranché en sa partie supérieure; mais la lame n'atteignit pas son corps.
Le chevalier-fée leva sa lance, et il s'apprêtait à l'abattre sur Charles, quand Simon de Nesle para le coup de son écu. Et la bataille fut générale, tout le monde se jetant sur tout le monde. Mais les chevaliers mauvais étaient sept, et Louis et ses compagnons n'étaient plus que six. En outre, si les mortels paraissaient plus forts, les chevaliers-fées étaient plus vifs et difficiles à atteindre.
Les armures des uns et des autres résistèrent bien, aidées par les écus et la dextérité de tous; mais bientôt une fine lame d'un chevalier-fée trouva un défaut dans la cuirasse d'Imbert, et son flanc fut transpercé; le sang teignit son armure, et il dut se retirer.
Louis trancha une main qui se levait sur lui, d'un chevalier grand et fort, et à l'armure étrangement teintée de bleu. Mais ce chevalier ne s'en fit pas une occasion de désespérer: à peine semblait-il avoir été marqué par cette avanie. Il plaça son écu sur l'avant-bras droit dont la main avait été coupée, et sortit de son fourreau une longue dague qu'il portait à droite. Et il eût asséné un coup mortel à Louis, enfonçant la lame à la naissance du heaume et dans son cou, s'il n'avait pas été protégé par sa cotte de mailles finement liées.
Néanmoins il en fut blessé, et meurtri; car si la lame glissa, elle n'en fit pas moins une estafilade importante, dont le sang jaillit.
Or, Imbert de Beaujeu, qui était jeune et vaillant, voyant que ce chevalier combattait alors qu'il avait perdu la main droite, eut honte de sa faiblesse, et revint au combat. Et il abattit si fortement son épée sur le heaume du chevalier manchot qu'il le brisa et enfonça la lame dans son crâne jusqu'à la bouche, et que l'autre mourut aussitôt. Cependant, cet effort avait fait de nouveau jaillir son sang de son flanc, et il s'évanouit, tombant de cheval à la vue de tous.
Saint Louis en fut moult marri, et l'angoisse commença à opprimer son cœur.
Le chevalier enchanté qui d'emblée s'était adressé à lui lui dit: Seigneur Louis, rendez-vous! Nous vous raccompagnerons à la porte de votre royaume et du monde des mortels, et vous nous laisserez régler cette affaire entre nous. Cessez de vous mêler des affaires des immortels, partez de ce royaume qui n'est point fait pour vous!
Louis répondit: Non ferai.
Il savait qu'une défaite d'Ëtön serait dangereuse pour lui aussi, et se répercuterait jusque dans son royaume. Car Solcum lui avait expliqué que la terre de Lënipeln commandait aux éléments, et qu'une défaite d'Ëtön serait suivie de grands désastres dans la terre des mortels: elle en serait bouleversée en profondeur, la vie y deviendrait difficile, et cela favoriserait la venue et le règne de l'Antéchrist.
Sur ces prophétiques paroles, cher lecteur, cet épisode doit s'arrêter; la prochaine fois, nous verrons comment saint Louis perdit tristement cette bataille, entamant son long chemin de croix.